Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Des contes et légendes
Publicité
Des contes et légendes
Archives
Derniers commentaires
Des contes et légendes
Newsletter
6 juin 2010

Le Prince Chéri

Num_riser0007Il y avait une fois un roi qui était si honnête homme que ses sujets l'appelaient le Roi bon. Un jour qu'il était à la chasse, un petit lapin  que les chiens allaient tuer se jeta dans ses bras. Le roi caressa le petit lapin et dit : "Puisqu'il s'est mis sous ma protection, je ne veux pas qu'on lui fasse du mal." Il porta ce petit lapin dans son palais et il lui fit donner une jolie petite maison, et de bonnes herbes à manger.
La nuit, quand il fut seul dans sa chambre, il vit paraître une belle dame : elle n'avait point d'habits d'or et d'argent ; mais sa robe était blanche comme la neige ; et au lieu de coiffure, elle avait une couronne de roses blanches sur la tête. Le bon roi fut bien étonné de voir cette dame ; car sa porte était fermée, et il ne savait pas comment elle était entrée. Elle lui dit : "Je suis la fée Candide ; je passais dans le bois pendant que vous chassiez, et j'ai voulu voir si vous étiez bon, comme tout le monde le dit. Pour cela, j'ai pris la figure d'un petit lapin, et je me suis sauvée dans vos bras ; car je sais que ceux qui ont de la pitié pour les bêtes en ont encore plus pour les hommes ; et, si vous m'aviez refusé votre secours, j'aurais cru que vous étiez méchant. Je viens vous remercier du bien que vous m'avez fait, et vous assurer que je serai toujours de vos amies. vous n'avez qu'à me demander tout ce que vous voudrez, je vous promets de vous l'accorder.
- Madame, dit le bon roi, puisque vous êtes une fée, vous devez savoit tout ce que je souhaite. Je n'ai qu'un fils, que j'aime beaucoup, et pour cela, on l'a nommé le prince Chéri ; si vous avez quelque bonté pour moi, devenez la bonne amie de mon fils.
- De bon coeur, lui dit la fée ; je puis rendre votre fils le plus beau prince de monde, ou le plus riche, ou le plus puissant ; choisissez ce que vous voudrez pour lui.
- Je ne désire rien de tout cela pour mon fils, répondit le bon roi, mais je vous serai bien obligé si vous voulez le rendre le meilleur de tous les princes. Que lui servirait-il d'être beau, riche, d'avoir tous les royaumes du monde, s'il était méchant ? Vous savez bien qu'il serait malheureux, et qu'il n'y a que la vertu qui puisse le rendre content.
- Vous avez bien raison, lui dit Candide ; mais il n'est pas en mon pouvoir de rendre le prince Chéri honnête homme malgré lui, il faut qu'il travaille lui-même à devenir vertueux. Tout ce que je puis vous promettre, c'est de lui donner de bons conseils, de le reprendre de ses fautes, et de le punir, s'il ne veut pas se corriger et se punir lui-même."Num_riser0008
Le bon roi fut fort content de cette promesse, et il mourut peu de temps après. Le prince Chéri pleura beaucoup son père, car il l'aimait de tout son coeur, et il aurait donné tous ses royaumes, son or et son argent, pour le sauver ; mais cela n'était pas possible.
Deux jours après la mort du bon roi, Chéri étant couché, Candide lui apparut : "J'ai promis à votre père, lui dit-elle, d'être de vos amies, et pour tenir ma parole, je viens vous faire ce présent." En même temps elle mit au doigt de Chéri une petite bague d'or, et lui dit : "Gardez bien cette bague, elle est plus précieuse que les diamants ; toutes les fois que vous ferez une mauvaise action, elle vous piquera le doigt ; mais si, malgré la piqûre, vous continuez cette mauvaise action, vous perdrez mon amitité, et je deviendrai votre ennemie."
En finissant ces paroles, Candide disparut, et laissa Chéri fort étonné. Il fut quelque temps si sage, que la bague ne le piquait point du tout ; et cela le rendait si content, qu'on ajouta au nom de Chéri, qu'il portait, celui d'Heureux. Quelque temps après, il alla à la chasse, et il ne prit rien, ce qui le mit de mauvaise humeur ; il lui sembla alors que la bague lui pressait un peu le doigt ; mais comme elle ne piquait pas, il n'y fit pas beaucoup attention. En rentrant, dans sa chambre, sa petite chienne Bibi vint à lui en sautant pour le caresser ; il lui dit : "Retire-toi ; je ne suis pas d'humeur à recevoir tes caresses." La pauvre petite chienne, qui ne l'entendait pas, le tirait par son habit pour l'obliger à la regarder au moins. Cela impatienta Chéri, qui lui donna un grand coup de pied. Dans ce moment la bague le piqua comme si c'eût été une épingle : il fut bien étonné, et s'assit tout honteux dans un coin de sa chambre.
Il disait en lui-même : "Je crois que la fée se moque de moi ; quel grand mal ai-je fait pour donner un coup de pied à un animal qui m'importune ? à quoi me sert d'être maître d'un grand empire, puisque je n'ai la liberté de battre mon chien ?
- Je ne me moque pas de vous, dit une voix qui répondait  la pensée de Chéri ; vous avez fait trois fautes au lieu d'une. Vous avez été de mauvaise humeur parce que vous n'aimez pas à être contredit, et que vous croyez que les bêtes et les hommes sont faits pour obéir. Vous vous êtes mis en colère, ce qui est fort mal ; et puis, vous avez été cruel à un pauvre animal qui ne méritait pas d'être maltraité. je sais que vous êtes beaucoup au-dessus d'un chien ; mais si c'était une chose raisonnable et permise, que le grands pussent maltraiter tout ce qui est au-dessous d'eux, je pourrais à ce moment vous battre, vous tuer, puisqu'une fée est plus qu'un homme. L'avantage d'être maître d'un grand empire ne consiste pas à pouvoir faire le mal qu'on veut ; mais tout le bien qu'on peut."
Chéri avoua sa faute, et promit de se corriger ; mais il ne tint pas parole. Il avait été élevé par une sotte nourrice, qui l'avait gâté quand il était petit. S'il voulait avair une chose, il n'avait qu'à pleurer, se dépiter, frapper du pied ; cette femme lui donnait tout ce qu'il demandait, et cela l'avait rendu opiniâtre. Elle lui dit aussi, depuis le matin jusqu'au soir, qu'il serait roi un jour, et que les rois étaient fort heureux, parce que tous les hommes devaient leur obéir, les respecter, et qu'on ne pouvait pas les empêcher de faire ce qu'ils voulaient. Quand Chéri avait été un grand garçon et raisonnable, il avait bien reconnu qu'il n'y avait rien de si vilain que d'être fier, orgueilleux, opiniâtre. Il avait fait quelques efforts pour se corriger ; mais il avait pris la mauvaise habitude de tous ces défauts, et une mauvaise habitude est bien difficile à détruire. Ce n'est pas qu'il eût naturellement le coeur méchant. Il pleurait de dépit quand il avait fait une faute, et il disait : "Je suis bien malheureux d'avoir à combattre tous les jours contre ma colère et mon orgueil ; si on m'avait corrigé quand j'étais jeune, je n'aurais pas tant de peine aujourd'hui."
Sa bague le piquait bien souvent ; quelquefois il s'arrêtait tout court ; d'autres fois il continuait, et ce qu'il y avait de singulier, c'est qu'elle ne le piquait qu'un peu pour une légère faute ; mais quand il était méchant, le sang sortait de son doigt. A la fin cela l'impatienta, et voulant être mauvais tout à son aise, il jeta sa bague. Il se crut le plus heureux de tous les hommes quand il se fut débarrassé de ses piqûres. Il s'abandonna à toutes les sottises qui lui venaient à l'esprit ; en sorte qu'il devint très méchant, et que personne ne pouvait plus le souffrir.
Un jour que Chéri était à la promenade, il vit une fille qui était si belle qu'il résolut de l'épouser. Elle se nommait Zélie, et elle était aussi sage que belle. Chéri crut que Zélie se croirait fort heureuse de devenir une grande reine ; mais cette fille lui dit avec beaucoup de liberté : "Sire, je ne suis qu'une bergère, je n'ai point de fortune ; mais malgré cela, je ne vous épouserai jamais.
- Est-ce que je vous déplais ? lui demanda Chéri un peu ému.
- Non, mon prince, lui répondit Zélie. Je vous trouve tel que vous êtes, c'est-à-dire fort beau ; mais que me serviraient votre beauté, vos richesses, les beaux habits, les carosses magnifiques, que vous me donneriez, si les mauvaises actions que je vous verrais faire chaque jour me forçaient à vous mépriser et à vous haïr."
Chéri se mit fort en colère contre Zélie, et commanda à ses officiers de la conduire de force dans son palais. Il fut occupé toute la journée du mépris que cette fille lui avait montré ; mais, comme il l'aimait, il ne pouvait se résoudre à la maltraiter.
Parmi les favoris de Chéri, il y avait son frère de lait, auquel il avait donné toute sa confiance ; cet homme, qui avait les inclinations aussi basses que sa naissance, flattait les passions de son maître et lui donnait de mauvais conseils. Comme il vit Chéri fort triste, il lui demanda le sujet de son chagrin. Le prince lui ayant répondu qu'il ne pouvait souffrir le mépris de Zélie, et qu'il était résolu de se corriger de ses défauts, puisqu'il fallait être vertueux pour lui plaire, ce méchant homme lui dit : "Vous êtes bien bon, de vouloir vous gêner pour une petite fille ; si j'étais à votre place, ajouta-t-il, je la forcerais bien à m'obéir. Souvenez-vous que vous êtes roi, et qu'il serait honteux de vous soumettre aux volontés d'une bergère, qui serait trop heureuse d'être reçue parmi vos esclaves. Faites-la jeûner au pain et à l'eau ; mettez-la dans une prison, et, si elle continue à ne pas vouloir vous épouser, faites-la mourir dans les tourments, pour apprendre aux autres à céder à vos volontés. Vous serez déshonoré si l'on sait qu'une fille vous résiste ; et tous vos sujets oublieront qu'ils sont au monde pour vous servir.
- Mais, dit Chéri, ne serai-je pas déshonoré, si je fais mourir une innocente ? Car, enfin, Zélie n'est coupable d'aucun crime.
- On n'est point innocent quand on refuse d'exécuter vos volontés, reprit le confident. Mais je suppose que vous commettiez une injustice, il vaut bien mieux qu'on vous en accuse que d'apprendre qu'il est quelquefois permis de vous manquer de respect et de vous contredire."
Le courtisan prenait Chéri par son faible ; et la crainte de voir diminuer son autorité fit tant d'impression sur le roi, qu'il étouffa le bon mouvement qui lui avait donné envie de se corriger. Il résolut d'aller le soir même dans la chambre de la bergère, et de la maltraiter si elle continuait à refuser de l'épouser. Le frère de lait de Num_riser0009Chéri, qui craignait encore quelques bons mouvements, rassembla trois jeunes seigneurs aussi méchants que lui, pour faire la débauche avec le roi ; ils soupèrent ensemble, et ils eurent soin d'achever de troubler la raison de ce pauvre prince en le faisant boire beaucoup. Pendant le souper, ils excitèrent sa colère contre Zélie, et lui firent tant de honte de la faiblesse qu'il avait eue pour elle, qu'il se leva comme un furieux, en jurant qu'il allait la faire obéir, ou qu'il la ferait vendre le lendemain comme une esclave.
Chéri, était entré dans la chambre où était cette fille, fut bien surpris de ne pas la trouver ; car il avait la clef dans sa poche. Il était dans une colère épouvantable, et jurait de se venger sur tous ceux qu'il soupçonnerait d'avoir aidé Zélie à s'échapper. Ses confidents, l'entendant parler ainsi, résolurent de profiter de sa colère pour perdre un seigneur qui avait été gouverneur de Chéri. Cet honnête homme avait pris quelquefois la liberté d'avertir le roi de ses défauts ; car il l'aimait comme si c'eût été son fils. D'abord Chéri le remerciait ; ensuite il s'impatienta d'être contredit, et puis il pensa que c'était par esprit de contradiction que son gouverneur lui trouvait des défauts, pendant que tout le monde lui donnait des louanges. Il lui commanda donc de se retirer de la cour ; mais, malgré cet ordre, il disait de temps en temps que c'était un honnête homme, qu'il ne l'aimait plus, mais qu'il l'estimait malgré lui-même. Ses confidents craignaient toujours qu'il ne prît fantaisie au roi de rappeler son gouverneur, et ils crurent avoir trouvé une occasion favorable pour se débarrasser de lui. Ils firent entendre au roi que Suliman (c'était le nom de ce digne homme) s'était vanté de rendre la liberté à Zélie : trois hommes corrompus par des présents dirent qu'ils avaient ouïr tenir ce discours à Suliman ; et le prince, transporté de colère, commanda à son frère de lait d'envoyer des soldats pour lui amener son gouverneur, enchaîné comme un criminel.
Après avoir donné ces ordres, Chéri, se retira dans sa chambre ; mais à peine y fut-il entré, que la terre trembla ; il se fit un grand coup de tonnerre, et Candidr parut à ses yeux : "J'avais promis à votre père, lui dit-elle d'un ton sévère, de vous donner des conseils, et de vous punir si vous refusiez de les suivre : vous les avez méprisés, ces conseils, vous n'avez conservé que la figure d'homme, et vous crimes vous ont changé en un monstre, l'horreur du ciel et de la terre. Il est temps que j'achève de satisfaire à ma promesse en vous punissant. Je vous condamne à devenir semblable aux bêtes, dont vous avez pris les inclinations. Vous vous êtes rendu semblable au lion par la colère, au loup par la gourmandise, au serpent en déchirant celui qui avait été votre second père, au taureau par votre brutalité. Portez dans votre nouvelle figure le caractère de tous ces animaux."
A peine la fée avait-elle achevé ces paroles, que Chéri se vit avec horreur tel qu'elle l'avait souhaité. Il avait la tête d'un lion, les cornes d'un taureau, les pieds d'un loup et la queue d'une vipère. En même temps, il se trouva dans une grande forêt, sur le bord d'une fontaine, où il vit son horrible figure, et il entendit une voix qui lui dit : "Regarde attentivement l'état où tu t'es réduit par tes crimes. Ton âme est devenue mille fois plus affreuse que ton corps."
Chéri reconnut la voix de Candide, et dans sa fureur, il se retourna, pour s'élancer sur elle et la dévorer, s'il lui eût été possible ; mais il ne vit personne, et la même voix lui dit : "Je me moque de ta faiblesse et de ta rage. Je vais confondre ton orgueil en te mettant sous la puissance de tes propres sujets."
Chéri pensa qu'en s'éloignant de cette fontaine il trouverait du remède à ses maux, puisqu'il n'aurait point devant les yeux sa laideur et sa difformité ; il s'avançait donc dans le bois ; mais à peine y eut-il fait quelques pas, qu'il tomba dans un trou qu'on avait fait pour prendre les ours : en même temps, des chasseurs qui étaient cachés sur des arbres descendirent, et, l'ayant enchaîné, le conduisirent dans la ville capitale de son royaume. Pendant le chemin, au lieu de reconnaître qu'il s'était attiré ce châtiment par sa faute, il maudissait la fée, il mordait ses chaînes et s'abandonnait à la rage. Lorsqu'il approcha de la ville où on le conduisait, il vit de grandes réjouissances ; et les chasseurs ayant demandé ce qui était arrivé de nouveau, on leur dit que le prince Chéri, qui ne se plaisait qu'à tourmenter son peuple, avait été écrasé dans sa chambre par un coup de tonnerre ; car on le croyait ainsi. "Les dieux, ajouta-t-on, n'ont put supporter l'excès de ces méchancetés, ils en ont délivré la terre. Quatre seigneurs, complices de ses crimes, croyaient en profiter et partager son empire entre eux ; mais le peuple, qui savait que c'étaient leurs mauvais conseils qui avaient gâté le roi, les a mis en pièces, et a été offrir la couronne à Suliman, que le méchant Chéri voulait faire mourir. Ce digne seigneur vient d'être couronné, et nous célébrons ce jour comme celui de la délivrance du royaume ; car il est vertueux et va ramener parmi nous la paix et l'abondance."
Chéri soupirait de rage en écoutant ce discours ; mais ce fut bien pis lorsqu'il arriva dans la grand place qui était devant son palais. Il vit Suliman sur un trône superbe, et tout le peuple qui lui souhaitait longue vie, pour réparer tout le mal qu'avait fait son prédécesseur. Suliman fit signe de la main pour demander silence, et il dit au peuple : "J'ai accepté la couronne que vous m'avez offerte, mais c'est pour la conserver au prince Chéri ; il n'est point mort, comme vous le croyez, une fée me l'a révélé, et peut-être qu'un jour vous le reverrez vertueux, comme il était dans ses premières années. Hélas ! continua-t-il en versant des larmes, les flatteurs l'avaient séduit. Je connaissais son coeur, il était fait pour la vertu ; et sans les discours empoisonnés de ceux qui l'approchaient, il eût été votre père à tous. Détestez ses vices, mais plaignez-le, et prions tous ensemble les dieux qu'ils nous le rendent. Pour moi, je m'estimerais trop heureux d'arroser ce trône de mon sang, si je pouvais l'y voir remonter avec des dispositions propres à le lui faire remplir dignement.
Les paroles de Suliman allèrent jusqu'au coeur de Chéri. Il connut alors combien l'attachement et la fidélité de cet homme avaient été sincères, et se reprocha ses crimes pour la première fois. A peine eut-il écouté ce bon mouvement, qu'il sentit se calmer la rage dont il était animé : il réfléchit sur tous les crimes de sa vie et trouva qu'il n'était pas puni aussi rigoureusement qu'il l'avait mérité. Il cessa donc de se débattre dans sa cage de fer, où il était enchaîné, et devint doux comme un mouton. On le conduisit dans une grande maison où l'on gardait tous les monstres et les bêtes féroces, et on l'attacha avec les autres.
Chéri, alors, prit la résolution de commencer à réparer ses fautes, en se montrant bien obéissant à l'homme qui le gardait. Cet homme était un brutal, et quoique le monstre fût fort doux, quand il était de mauvaise humeur, il le battait sans crime ni raison. Un jour que cet homme c'était endormi, un tigre, qui avait rompu sa chaîne, se jeta sur lui pour le dévorer ; d'abord Chéri sentit un mouvement de joie de voir qu'il allait être délivré de son persécuteur ; mais aussitôt il condamna ce mouvement, et souhaita être libre. "Je rendrais, dit-il, le bien pour le mal en sauvant la vie de ce malheureux."
A peine eut-il formé ce souhait, qu'il vit sa cage de fer ouverte ; il s'élança aux côtés de cet homme, qui s'était réveillé et qui se défendait contre le tigre. Le gardien se crut perdu lorsqu'il vit le monstre ; mais sa crainte fut bientôt changée en joie ; ce monstre bienfaisant se jeta sur le tigre, l'étrangla, et se coucha ensuite aux pieds de celui qu'il venait de sauver. Cet homme pénétré de reconnaissance, voulut se baisser pour caresser le monstre qui lui avait rendu un si grand service, mais il entendit une voix qui disait : "Une bonne action ne demeure point sans récompense ;" et en même temps il ne vit plus que joli chien à ses pieds. Chéri, charmé de sa métamorphose, fit mille caresses à son gardien, qui le prit entre ses bras, et le porta au roi, auquel il raconta cette merveille. La reine voulut avoir le chien, et Chéri se fût trouvé heureux dans sa nouvelle condition, s'il eût pu oublier qu'il était homme et roi. La reine l'accablait de caresses ; mais dans la peur qu'elle avait qu'il ne devînt plus grand qu'il n'était, elle consulta ses médecins, qui lui dirent qu'il ne fallait le nourrir que de pain, et ne lui en donner qu'une certaine quantité. Le pauvre Chéri mourait de faim la moitié de la journée ; mais il fallait prendre patience.
Un jour qu'on venait de lui donner son pain pour déjeuner, il lui prit fantaisie d'aller le manger dans le jardin du palais ; il le prit dans sa gueule, et marcha vers un canal qu'il connaissait, et qui était peu éloigné ; mais il ne trouva plus ce canal, et vit à la place une grande maison, dont les dehors brillaient d'or et de pierreries. Il y voyait entrer une quantité dh'ommes et de femmes magnifiquement habillés ; on chantait ; on dansait dans cette maison, on y faisait bonne chère, mais tous ceux qui en sortaient étaient pâles, maigres, couverts de plaies, et presque tout nus, car leurs habits étaient déchirés par lambeaux. Quelques-uns tombaient morts en sortant, sans avoir la force de se traîner plus loin ; d'autres s'éloignaient avec beaucoup de peine ; d'autres restaient couchés contre terre mourant de faime ; ils demandaient un morceau de pain à ceux qui entraient dans cette maison, mais ceux-ci ne les regardaient pas seulement. Chéri s'approcha d'une jeune fille qui tâchait d'arracher des herbes pour les manger ; touché de compassion, le prince dit en lui-même : "J'ai bon appéti, mais je ne mourrai pas de faim jusqu'au temps de mon dîner, si je sacrifiais mon déjeuner à cette pauvre créature, peut-être lui sauverais-je la vie."Num_riser0010
Il résolut de suivre ce bon mouvement, et mit son pain dans la main de cette fille, qui le porta à sa bouche avec avidité. Elle parut bientôt entièrement remise, et Chéri, ravi de joie de l'avoir secourue si à propos, pensait à retourner au palais lorsqu'il entendit de grands cris ; c'était Zélie entre les mains de quatre hommes qui l'entraînaient vers cette belle maison, où ils la forcèrent à entrer. Chéri regretta alors sa figure de monstre, qui lui aurait donné les moyens de secourir Zélie ; mais faible chien, il ne put qu'aboyer contre ses ravisseurs, et s'efforça de les suivre. On le chassa à coups de pied, et il résolut de ne point quitter ce lieu, pour savoir ce que deviendrait Zélie. Il se reprochait les malheures de cette belle fille. "Hélas ! disait-il en lui-même, je suis irrité contre ceux qui l'enlèvent ; n'ai-je pas commis le même crime ? et si la justice des dieux n'avait prévenu mon attentat, ne l'aurais-je pas traitée avec autant d'indignité ?"
Les réflexions de Chéri furent interrompues par un bruit qui se faisait au-dessus de sa tête. Il vit qu'on ouvrait une fenêtre, et sa joie fut extrême lorsqu'il aperçut Zélie qui jetait par cette fenêtre un plat plein de viandes si bien apprêtées qu'elles donnait appétit à voir. On referma la fenêtre aussitôt, et Chéri, qui n'avait pas mangé de toute la journée, crut qu'il devait profiter de l'occasion. Il allait donc manger de ces viandes, lorsque la jeune fille à laquelle il avait donné son pain jeta un cri, et l'ayant pris dans ses bras : "Pauvre petit animal, lui dit-elle, ne touche point à ces viandes : cette maison est le palais de la Volupté, tout ce qui en sort est empoisonné."
En même temps, Chéri entendit une voix qui disait :
"Tu vois qu'une bonne action ne demeure point sans récompense."
Et aussitôt il fut changé en un beau petit pigeon blanc. Il se souvint que cette couleur était celle de Candide et commença à espérer qu'elle pourrait enfin lui rendre ses bonnes grâces. Il voulut d'abord s'approcher de Zélie, et, s'étant élevé en l'air, il vola tout autour de la maison, et vit avec joie qu'il y avait une fenêtre ouverte ; mais il eut beau parcourir la maison, il n'y trouva point Zélie, et, désespéré de sa perte, il résolut de ne point s'arrêter qu'il ne l'eût rencontrée. Il vola pendant plusieurs jours, et, étant entré dans un désert, il vit une caverne de laquelle il s'approcha. Quelle ne fut sa joie ! Zélie y était assise à côté d'un vénérable ermite, et prenait avec lui un frugal repas. Chéri, transporté, vola sur l'épaule de cette charmante bergère, et exprimait par ses caresses le plaisir qu'il avait de la voir. Zélie, charmée de la douceur de ce petit animal, le flattait doucement avec la main ; et, quoiqu'elle crût qu'il ne pouvait entendre, elle lui dit qu'elle acceptait le don qu'il lui faisait de lui-même, et qu'elle l'aimerait toujours.
"Qu'avez-vous fait, Zélie ? lui dit l'ermite ; vous venez d'engager votre foi.
- Oui, charmante bergère, lui dit Chéri, qui reprit à ce moment sa forme naturelle, la fin de ma métamorphose était attachée au consentement que vous donneriez à notre union. Vous m'avez promis de m'aimer toujours, confirmez mon bonheur, et je vais conjurer la fée Candide, ma protectrice, de me rendre figure sous laquelle j'ai eu le bonheur de vous plaire.
- Vous n'avez point à craindre son inconstance, lui dit Candide, qui, quittant la forme de l'ermite, sous laquelle elle s'était cachée, parut à leurs yeux telle qu'elle était en effet. Zélie vous aima aussitôt qu'elle vous vit ; mais vos vices la contraignirent à vous cacher le penchant que vous lui aviez inspiré. Le changement de votre coeur lui donne la liberté de se livrer à toute sa tendresse. Vous allez vivre heureux, puisque votre union sera fondée sur la vertu."
Chérie et Zélie s'étaient jetés aux pieds de Candide, le prince ne pouvait se lasser de la remercier de ces bontés, et Zélie, enchantée d'apprendre que le prince détestait ses égarments, lui confirmait l'aveu de sa tendresse. "Levez-vous, mes enfants, leur dit la fée, je vais vous transporter dans votre palais, pour rendre à Chéri une couronne de laquelle ses vices l'avaient rendu indigne."
A peine eut-elle cessé de parler qu'ils se trouvèrent dans la chambre de Suliman, qui, charmé de revoir son cher maître devenu vertueux, lui abandonna le trône et resta le plus fidèle des ses sujets. Chéri régna longtemps avec Zélie, et on dit qu'il s'appliqua tellement à ses devoirs, que la bague qu'il avait reprise ne le piqua pas une seule fois jusqu'au sang.

Madame LEPRINCE DE BEAUMONT 

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité