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Des contes et légendes
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Des contes et légendes
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7 octobre 2008

Le buisson qui marche

Un grand-père raconte à son petit-fils, appelé Poum, une aventure qui lui arriva, en Algérie, lorsqu'il était jeune soldat.

"Cette nuit-là, conta le grand-père, on me plaça en sentinelle dans un endroit découvert, derrière un roc qui m'abritait. On ne voyait sur la terre noire que de rares bouquets immobiles, des arbustes épineux. Le sergent me dit à voix basse :
"Comptez-les ! Combien en voyez-vous ?"
Je dis :
"Un, deux, trois ; j'en vois trois."
Le sergent fit :
"Remarquez bien leur place et rappelez-vous leur nombre. Si, à un moment de la nuit, vous en apercevez un quatrième, tirez dessus ! Ouvrez l'oeil et le bon !"
Le sergent partit et me laissas seul. Je t'assure, Poum, que cela me semblait bien singulier. J'avais entendu parler des ruses des Arabes, et la nuit dernière, la sentinelle qu'on avait placée de l'autre côté du camp, avait été égorgée. Je me dis : "Attention, il ne s'agit pas de s'endormir !" Et tu peux croire si je les regardais fixement, ces diables de buissons...
Si encore j'avais pu bouger ! Mais la consigne ! Tant il y a, qu'au bout de deux ou trois heures, comme on ne venait pas me relever, mes yeux commencèrent à se brouiller. Et tu sais, Poum, s'endormir devant l'ennemi, c'est un cas de conseil de guerre ! Je me mets donc à me pincer, je relève de temps en temps mes paupières avec le doigt, je me mords le pouce, je compte jusqu'à cent, et tout à coup, Poum, en regardant les buissons qui à cinquante mètres de là, semblaient me narguer...
Là, le grand-père prit un temps et Poum, d'attention, eut l'air de gober la lune.
- En regardant ces buissons, je me dis : "Il y en avait bien trois. Trois, oui ! Était-ce trois ou quatre ? Parbleu ! trois, j'en suis sûr. A moins que, ce petit, là-bas, je ne l'aie pas compté pour un !" Et voilà du temps qui s'écoule, la nuit qui se fait de plus en plus noire encore, et c'était légèrement long ! Mes paupières de nouveau redevenaient lourdes, je me pris la langue entre les dents et je serrai de toutes mes forces.
Ah ! ça ! est-ce que j'ai la berlue ? Il me semblait que je connaissais bien la place exacte de mes buissons. Et, d'abord, c'était quatre. J'aurai dû compter ce quatrième...
On dirait qu'il est plus près ! Attention, là ! serait-ce un de ces diables qui veut me jouer un tour ?...
Ah ! cette fois, j'ouvrais l'oeil sans avoir besoin de tabac à priser, car c'est ça qui réveille, Poum ! Et je constate bien la place de mes quatre buissons, et je retiens ma respiration, et je reste en arrêt, le doigt sur la détente de mon fusil...
Poum eut l'angoisse de l'homme qui avale une arête ; c'était sa salive qui ne passait plus.
- Le quatrième buisson, car c'est quatre décidément !... OH ! oh ! voilà qui est louche ! Est-ce que tu as vu des buissons qui marchent ? Non, n'est-ce pas ? Eh bien, il n'y avait pas de vent, et celui-ci remuait imperceptiblement, oh ! il fallait faire bien attention pour s'en apercevoir. Mais il rampait positivement, il rampait... Ah ! ah ! cela me donna envie de rire. Ah ! gredin, tu rampes ? Attends, attends un peu : Doucement, doucement, j'épaulai mon fusil, je visai au bas du buisson, je pris mon temps, et boumoûoûoufrrboumoûoûoufrr !! C'est comme un coup de tonnerre qui se prolonge pendant cinq minutes, tandis que je m'élance à la baïonnette ! Ah ! Poum, si tu avais vu ! Fauché, le buisson ! gisant le paquet de branches, et à côté, râlant, qui ? Un grand diable d'Arbi (1), presque nu, avec un couteau entre les dents, qu'il serrait en se roulant dans des convulsions de rage. Je l'ai achevé d'un coup de baïonnette, Poum, et le lendemain j'étais nommé caporal.

(1) - Arbi : nom que les soldats donnaient aux Arabes.

Paul et Victor MARGUERITTE - Romanciers français contemporains. (Paul, mort en 1918)

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