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Des contes et légendes
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16 juin 2008

Pour douze oranges

Num_riser0298Le 1er novembre 1755, Dona Maria Corazon, la veuve d'un opulent armateur de Lisbonne, assistait, dans les arènes de cette ville, à des courses de taureaux. Assise à l'une des meilleures places, elle suivait avec une attention passionnée les péripéties du dramatique combat. Mais juste au moment où le matador allait enfoncer son épée entre les cornes de la bête - moment solennel et que l'assistance entière attend en frémissant - voilà qu'une petite marchande d'oranges, fillette de treize ans qui se nommait Juana, descendit les gradins d'un pas agile, et, s'approchant de Dona Maria, lui dit : "Voulez-vous des fruits, belle dame ?" La veuve repoussa doucement l'enfant, et, les regards fixés sur l'arène, elle murmura : "Non, non, tout à l'heure !". Puis, comme Juana insistait, la spectatrice perdit patience, et, se retournant brusquement, fit rouler d'un coup d'éventail les oranges de la vendeuse. Cette action ne dura qu'une seconde, mais il n'avait pas fallu plus de temps au matador pour abattre le taureau. L'animal gisait privé de vie, et le cirque retentissait d'applaudissements frénétiques. La course était finie ; le public quittait l'enceinte.
Dona Maria, personne vive mais bonne, chercha Juana, qu'elle connaissait bien, car souvent, par charité, elle lui achetait ses denrées. Déjà elle se sentait triste et honteuse de s'être montée violente, et elle avait hâte de réparer ses torts. "Où donc, pensait-elle, est la pauvrette ?" La pauvrette avait disparu. A son tour, la riche dame s'éloigna,et, montant dans son carrosse, elle rejoignit le superbe hôtel qu'elle habitait sur les bords du Tage.
Dès qu'elle fut rentrée, elle appela son intendant.
"Eh bien ! Pérez, toujours pas de nouvelles ?
- Pas de nouvelles.
- Depuis combien de temps le San Salvador est-il en route ?
- Voilà vingt-huit mois que notre navire est parti.
- Faut-il vingt-huit mois pour aller aux Indes et revenir ?
- Assurément non.
- Alors ?...
- Alors, Madame, le doute n'est plus possible. Un naufrage...
- Douce Vierge, combien je plains les matelots !... De si braves gens !
- Et un si beau vaisseau tout neuf ! Une cargaison pareille ! Vous aviez ordonné au capitaine de rapporter des épices, des cuirs, des étoffes orientales, de bois précieux, de la poudre d'or... Que sais-je ?
- Fi ! ne parlez pas de cela, Pérez ! Je ne regrette, moi, que mes courageux marins ; je pleure sur eux, sur leurs femmes, leurs enfants...
- Oui, oui, cela est triste. Mais comment oublierai-je, moi votre intendant, que, si le San Salvador avait eu une heureuse traversée, votre fortune était presque doublée ?
- Ah ! j'ai bien assez d'argent !... Vous me donnerez la liste de tous ceux qui se trouvaient à bord du navire, et j'indemniserai les familles des victimes. Maintenant, donnez des ordres pour que ma voiture se tienne à la porte. Je sors. Je vais dîner chez Sa Seigneurie le Gouverneur."
Tandis que l'on causait ainsi dans l'hôtel de Dona Maria, la petite Juana parcourait les quais de la ville, et, tout en offrant des oranges aux gens qui flânaient le long du fleuve, elle se demandait intérieurement : "Pourquoi cette dame, d'ordinaire si affable, a-t-elle renversé mon panier ? Lui aurai-je déplu sans m'en douter ? J'en serai fâchée, car je l'aime bien."
Des larmes mouillaient les yeux de l'enfant, mais elle les refoulait vite pour sourire aux chalands, qu'elle abordait avec beaucoup de grâce et de politesse.
Elle papillonnait ainsi d'un groupe à l'autre, lorsque tout à coup - oh ! ce fut une stupeur que les mot sont impuissants à exprimer ! - le sol trembla, craqua, se fendit. Une formidable secousse agita la cité entière ; de profondes crevasses s'entr'ouvrirent sous les pieds des promeneurs, et beaucoup y furent engloutis... Le Tage soulevé lança contre son rivage des vagues énormes et furieuse. Alors les vaisseaux, dont les chaînes se brisent, tourbillonnent, se heurtent et sombrent. Des milliers de maisons croulent à la fois. Les clochers vacillent, penchent et s'abattent ; les frontons des édifices, entraînés par la chute des colonnes, sont précipités à terre.
Un fracas prodigieux accompagne cette ruine soudaine. La poussière des décombres obscurcit l'air. On entend des cris déchirants, des appels, des lamentations. Ceux qui sont sains et saufs, pétrifiés par l'épouvante demeurent à la même place, haletants, demi-morts.
Cette horrible tremblement de terre qui détruisit plus de la moitié de Lisbonne, et qui coûta la vie à 30 000 personnes, avait épargné Juana, qui, le premier instant de terreur et d'égarement passé, se dirigea vers son logis. Elle avançait, glissant entre les pierres éboulées, les poutres tombées des toits, les arbres déracinés. Quel spectacle !... Aux débrit des murailles étaient mêlés des meubles ou plutôt des fragments de meubles. Le feu qui brûlait dans les âtres avant la catastrophe, commençait, en maints endroits, à se communiquer aux boiseries et aux chevrons qui jonchaient les rues, et les flammes rougissaient le nuage que formait la poussière.
Pourtant la marchande d'oranges continuait son chemin : elle était brave et résolue !
Mais la voilà qui s'arrête, palpitante... Devant un hôtel effondré, près d'une voiture aplatie sous le poids d'un chapiteau de marbre, elle aperçoit une femme gisante. "Dona Maria" s'écria-t-elle. Elle approche. Dieu soit loué ! la bonne dame respire encore et ne semble même pas blessée. La fillette devine que le cataclysme s'est produit juste au moment où Dona Maria entrait dans son carosse, et qu'elle s'est évanouie de peur. La marchande d'oranges cherche de l'eau ; elle finit par en trouver ; elle baigne le visage de la veuve, et lui prodigue des soins si dévoués, si actifs que bientôt elle ouvre les paupière. "Où suis-je ?" bégaye-t-elle. Peu à peu elle se souvient de ce qui est arrivé, elle comprend qu'un désastre inouï, une convulsion du sol a bouleversé Lisbonne, elle reconnaît Juana.
"Suis-je donc sauvée ? demande-t-elle faiblement.
- Oui, oui, vous l'êtes.
- Par toi, mon enfant. Mais où irai-je à présent ? Mon logis, hélas ! n'est plus que cendres...
- Le mien est à deux pas d'ici, et sûrement il n'est point démoli. Pouvez-vous marcher, Madame ?
- Essayons."
Elle se lève péniblement.
"Appuyez-vous sur moi, dit la fillette. Je suis très forte, vous verrez."
Lentement et après beaucoup de pauses, on atteint une humble cabane en planches construite au centre d'un terrain vague. La chaumière était nue, mais propre. Elle ne renfermait qu'un seul meuble : un lit, ou plutôt une paillasse sur un cadre en bois. Dona Maria s'y étendit, et sa gentille compagne dormit à ses pieds, enveloppée dans une vieille natte.
Durant trois jours, la veuve n'eut pas assez de forces pour sortir. Dès qu'elle se sentit remise de ses émotions :
"Adieu, dit-elle à sa jeune hôtesse en l'embrassant avec tendresse. Je me rends chez mon banquier qui garde chez lui toutes mes valeurs, tout mon argent... Fasse le ciel qu'il vive encore, et qu'il me soit possible de te récompenser !..."
Une semaine s'écoula sans que la fillette entendit parler de Dona Maria ; elle ne s'expiquait pas ce silence qui tourmentait beaucoup son âme tendre. Un matin, on frappa enfin à la porte de la hutte, et une femme âgée, voûtée, misérablement vêtue, dit :Num_riser0299
"Venez avec moi, ma belle, chez une personne qui vous attend.
- Oh ! volontiers. Laissez-moi seulement prendre ma corbeille et mes oranges, car je tâcherai d'en vendre en rentrant. Partons !"
Conduite par l'inconnue, Juana traverse la ville en deuil, longe des rues dévastées et fumantes encore, et de tous côtés l''image de la désolation et de la mort s'offre à ses regards ; elle pénètre après son guide dans une demeure d'apparence modeste située sur une place étroite encombrée de ruines.
"C'est ici, au troisième. Montez, mon enfant."
L'esclier était raide et noir. Juana dut franchir les degrés à tâtons, et finit, tout en haut, par distinguer une porte. Elle la poussa. "Ah ! Dona Maria, je vous revois !" Elle s'élance, joyeuse ; elle embrasse son amie qui sanglote et se tait.
Alors la petite marchande jette les yeux autour d'elle ; elle remarque l'exiguïté de la chambre, la simplicité du mobilier.
"Eh quoi, Madame, vous si riche, vous qui possédiez un hôtel et des chevaux, vous vous êtes logée ainsi ?
- Hélas ! le sort m'a réduite à cela. Ma maison n'existe plus.
- Mais votre banquier, chez qui vos valeurs étaient en dépôt ?...
- Il a été écrasé par la chute de son toit, et les murs de l'édifice qu'il habitait jonchent la terre.
- On pratiquera des fouilles, et l'on découvrira peut-être...
- Un incendie s'est élevé parmi les décombres, et à tout consumé.
- Alors... alors... vous êtes complètement ruinée ? s'écria Juana.
- Je suis ruinée !
- Mais j'ai entendu dire que vous aviez envoyé un navire aux Indes...
- Il est perdu.
- Qu'allez-vous faire ?
- Je l'ignore."
La fillette réfléchit une minute, puis, naïvement, elle demanda :
"Si vous veniez avec moi, Madame ?
- Où ?
- Vendre des oranges ! Voyez, j'en ai vingt-quatre. En voici douze pour vous : acceptez-les avec ma corbeille. Moi, je trouverai bien un autre panier. Nous nous associerons ; les bénéfices seront commun, et ma cabane en planches nous abritera toutes deux."
Et la fillette choisissait déjà les fruits les plus beaux et les plaçait sur les genoux de la veuve. Cette preuve d'affection, d'exquise bonté toucha tellement Dona Maria qu'elle se leva, entoura l'enfant de ses bras et la couvrit de caresses. Elle lui expliqua ensuite qu'elle ne voulait point accepter son offre ; qu'elle chercherait un moyen de subsister, mais que celui-ci ne s'accordait ni avec ses goûts, ni avec son âge.
Triste et désappointée, Juana la quitte. Elle erre sur les promenades ravagées, tâche de débiter sa marchandise, mais personne n'écoute ses invitations ni ses prières. Vraiment il s'agissait bien d'oranges !
"On ne m'achètera rien aujourd'hui !" murmure-t-elle, et elle s'engage sur les quais pour regagner sa hutte.
Bientôt elle fut obligée de ralentir sa marche. Un groupe de curieux était réuni devant un gros vaisseau que l'on amarrait à la berge. Les assistants s'émerveillaient, et l'on entendait mille exclamations de joie et d'étonnement : "Le San Salvador ! Le San Salvador ! - Est-ce croyable ! - On le prétendait naufragé ! Le voilà ! - C'est lui ! Sa cargaison vaut un million au moins. - Pourquoi a-t-il subi tant de retard ?"
On interrogeait les gens de l'équipage, et ils fournissaient des renseignements. "Nous avons séjourné trois mois au Cap, à cause d'une sérieuse avarie... Les tempêtes nous ont lancés hors de notre route... Les Num_riser0303calmes plats nous ont beaucoup nui... Qu'importe, à cette heure ! Nous somme de retour, et le chargement est intact..." Oh ! que le coeur de Juana battait vite ! Elle s'approcha d'un spectateur, et, timidement :
"Monsieur, fit-elle, à qui appartient le San Salvador ?
- A Dona Maria Corazon.
- Est-elle avertie de l'entrée au port de son navire ?
- Oui, oui. Pérez, qui était son intendant avant le tremblemetn de terre et qui connaît son domicile actuel, a couru lui annoncer la chose."
La petite fille bondit de joie.
L'enfant oubliait sa propre misère ; elle soupa gaîment d'un morceau de pain, et s'endormit tranquille en répétant : "Ses larmes sont séchées... Tant mieux ! Tant mieux !"
Le lendemain, dès les premières lueurs du soleil, elle arrangea sa corbeille, et, comptant avoir meilleure chance que la veille, elle se disposa à sortir. Mais à peine eut-elle franchi le seuil; qu'elle recula fort étonnée. Dona Maria était devant elle.
"Ah ! ma chérie, ma chérie, si tu savais !...
- Je sais tout. Le San Salvador est à Lisbonne.
- Tu te figures mon bonheur, n'est-ce pas ?
- Je me le figure et le partage.
- Je reconnais là ta tendresse... Mais, dis-moi, lorque tu m'as offert douze oranges, combien en avais-tu ?
- Vingt-quatre.
- Et si, au lieu d'avoir vingt-quatre oranges, tu avais possédé d'immenses trésors, n'aurais-tu pas voulu m'en céder la moitié, ne m'aurais-tu pas engagée quand même à m'associer avec toi ?
- Bien sûr !
- Alors, mon enfant, je prétends imiter ton exemple. Tu t'es dépouillée à mon profit : je ne serai pas moins généreuse que toi, et ma richesse deviendra la tienne. Suis-moi ! Je suis veuve, sans famille, sans héritier. Suis-moi ! Je t'aime et je t'adopte. Tu ne me quitteras plus, désormais, et tu m'appelleras ta mère. Suis-moi, ma fille !"
Et Dona Maria emmena l'enfant, à la fois confuse et ravie ; elle la fit soigneusement instruire et la rendit la plus heureuse des créatures. Souvent, lorsque Mlle Juana Corazon passait en calèche, vêtue d'une robe élégante, les badauds de Lisbonne se poussaient du coude et chuchotaient :
"Vous voyez cette belle personne dans cette voiture ? Elle est millionnaire, et ce luxe qui l'environne, cette opulence princière, devinez un peu pour combien elle se l'est procurée ?... Vous ne devinez pas, hein ? - Pour douze oranges, Monsieur, pour douze, parole d'honneur !"

H. GUY

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