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Des contes et légendes
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21 septembre 2011

La châtelaine aux 365 enfants - Légende du vieux Rhin

b_b_C'était en hiver, dans la dernière région un peu mouvementée, onduleuse et chargée de forêts, que le vieux père Rhin traverse avant de se lancer dans les terres basses de Hollande, où il s'attardera, se divisera et subdivisera en plusieurs bras , se croisant et s'entre-croisant ; le Waal, le Nider-Ryn, le Lets, le Rhin Tordu, la Vieille Coulée, la Coulée de la Potence, etc.
C'était en hiver et la neige tourbillonnait, recouvrant toutes choses, champs et forêts, villages aux toits frileusement serrés qui déroulaient de longues fumées dans le ciel noir ; en haut d'un dernier mamelon baigné par le fleuve, le burg s'élevait, noir et farouche sous la couche blanche qui dessinait la ligne de ses crénelages et les pointus de ses tours, des ses tourelles et de son gros donjon carré.
Le châtelain de ce burg avait gagné dans les batailles une renommée de rude chevalier, corps, tête et bras de fer, durs à tous et à lui-même. Il n'était pourtant qu'un petit garçon timide devant madame son épouse, châtelaine impérieuse et hautaine, qu'un chagrin rongeait au fond de son burg et qui devenait d'un caractère de plus en plus difficile, les années passant, en se voyant seule dans la grande salle peinturlurée des armoiries de la famille et des alliances, sans le moindre enfantelet à qui sourire aujourd'hui, et à qui transmettre plus tard le burg, les vassaux et les terres et les lions de l'écusson.
Son âme en sombrait dans l'amertume et le rude chevalier eût, pour s'étourdir, souhaité guerres et batailles perpétuelles.
Voilà qu'en ces jours de frimas et de neige où la triste humeur des châtelains s'assombrissait encore, une malheureuse bohémienne assez légèrement vêtue de haillons multicolores vint frapper à la porte du castel. Elle serrait dans ses bras un enfant bleu de froid et en traînait un autre par la main, une lamentable petite fille à peine couverte de quelques lambeaux de toile.
Les gens du burg, touchés de sa détresse, laissèrent la bohémienne entrer dans la première cour, et sans doute lui auraient-il donné place devant le feu des cuisines et quelque pitance pour réconforter la pauvre affamée, mais la châtelaine aperçut les enfants et son sourcil se fronça.gitane
"Que vient faire ici cette vagabonde ? demanda-t-elle sévèrement ; et qui lui a permis d'entrer ?
Personne parmi les gens du château n'osa répondre.
"Dehors !" cria la dame.
La bohémienne joignit les mains, la petite fille tomba à genoux dans la neige.
"Pitié, noble dame ! dit la bohémienne ; voyez, j'ai de pauvres enfants que l'hiver va tuer si vous nous chassez ! C'est miracle que nous ayons pu nous tirer de la neige et venir jusqu'ici...
- Ah ! tu as des enfants, toi ! Voyez-vous cela, justice du ciel ! Les vagabondes et les traîne-misère sans pain ni foyer auront bientôt autant d'enfants qu'il y a de jours dans la semaine alors que les châtelaines n'ont pas même un héritier pour leurs terres et châteaux ! Allons, hors d'ici, mendiante, et vite ! Qu'on lâche les chiens sur elle si elle ne veut pas déguerpir !"
Le burgrave était arrivé aux éclats de voix. Seul, il eût pitié de la malheureuse détresse, mais devant la colère de la châtelaine, il plia lâchement et sourit même.
Aux hurlements des chiens que l'on détachait, la bohémienne se releva :
"Châtelaine sans coeur ! s'écria-t-elle en fuyant vers la porte, vers la plaine blanche et la mort sans doute, châtelaine sans âme ! Le ciel est injuste, dis-tu ?... Ah ! tu n'as pas d'enfants... Eh bien, je suis meilleure que toi, voici mon souhait : Veuille le ciel t'en donner bientôt des enfants, oui, tout autant qu'il y a de jours dans l'année !"
Les chiens bondissaient, la bohémienne, traînant ses deux petits, se perdit dans la brume et la neige...
Des mois ont passé, les beaux jours sont revenus. Qu'est devenue la bohémienne ? C'est le secret de Dieu et quelque ravin de la forêt, peut-être. Au burg, tout est à la joie, le burgrave attend un héritier. Ce n'est pas trop tôt. La châtelaine se montre presque douce avec ses serviteurs ; le burgrave rêve d'un vaillant garçon qui endosserait un jour sa vieille armure et brandirait son épée dans les batailles.
Le jour tant attendu est venu. Les mères et les matrones sont là. Enfin ! C'est un garçon, un superbe garçon !... La cloche du donjon sonne à toute volée et porte l'allégresse au loin. Celles des églises d'alentour répondent.
Le burgrave contemple joyeusement son héritier. Les matrones l'appellent, il y en a un autre... Deux jumeaux, quelle bénédiction ! Mais les femmes lui campent vivement les jumeaux sur les genoux. Encore un autre ? Oui ! L'avenir de la maison est bien assuré !...
Cela fait trois... Non, par Saint Nicolas, patron des petits enfants ! En voici un quatrième... un cinquième... un sixième...
bebeLe sourire du burgrave tourne à la grimace. Sept ! Huit ! Neuf !... Dix ! Onze ! Quinze ! Seize, vingt !... Trente, trente-cinq ! Soixante !
Les chambres sont pleines et débordent ; de tous côtés, dans le château, on se presse, on se bouscule et l'on fuit. Il n'y a pas à douter, la châtelaine est ensorcelée ! Matrones et médecins y renoncent et veulent se sauver. Le burgrave s'en prend à eux ; de fureur, il en étrangle un ou deux.
Et l'homme du donjon, effaré, se pend à la cloche et sonne le tocsin maintenant.
Les gens du village se demandent la cause de cette alarme. Est-ce une attaque ? Faut-il s'armer ? Est-ce le feu ?... Mais les soudards qui gardent le castel dévalent par la grande porte ou la poterne, et se sauvent en levant les bras au ciel.
Seule, dans le burg, une des chambrières de la châtelaine a gardé son sang-froid. Elles s'est tout à coup rappelé la bohémienne et elle compte : 150, 160, 200, 250, 300, 320...
"Le compte y sera, madame, 365, tout autant qu'il y a de jours dans l'année : la malheureuse bohémienne que vous avez repoussée et jetée à la mort l'avait dit !"
Et le compte y fut. La dame a succombé, étouffée par la fureur ; le burgrave, devenu subitement fou, saute à cheval, hurlant d'effroi, et se lance dans la campagne, droit au fleuve, et sans hésiter, du haut d'un rocher, il plonge dans le Rhin...

Voilà l'histoire. Malgré cette surabondance d'héritiers, le burg est si bien tombé en ruines que l'on ne connaît plus exactement sa place, et qu'on hésite entre quelques-uns des donjons écroulés qui couronnent les dernières collines à l'horizon du Rhin, entre Dusseldorf et Clèves où parut le Chevalier du Cygne...

A. ROBIDA

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