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Des contes et légendes
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Des contes et légendes
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2 juillet 2008

Cupidité

Il était joyeux, la figure bouffie d'aise, son petit oeil gris pétillant, son crâne ivoirin avait même une teinte rosée qui contrastait avec sa couronne de cheveux très blanc, tant le sang lui affluait aux joues.
Il arpentait vivement le petit salon d'acajou, tendu en reps grenat, un meuble laid, affreux, faisant des écarts de poitrine en homme qui a bien gagné sa journée, jetant ça et là des regards dédaigneux sur ces pauvres fauteuils et ces chaises piteuses. Et dans sa promenade impatiente, s'arrêtant tous les dix pas, pour souffler bruyamment.
Tout à coup, on sonna. Vite, il alla ouvrir.
- Monsieur Staffe ?
- Ah ! c'est vous ! répondit-il d'une voix pressée. Tenez.
Il fit entrer au salon un gros homme, bedonnant, haut en couleur, parlant rogomme, puant la brocante à plein nez.
- C'est ça les meubles ? interrogea ce dernier, en enfonçant le poing dans le canapé... Camelot rembourrée en noyaux de pêche... Ensuite.
M. Staff le conduisit dans la chambre à coucher, autre vieillerie, puis dans la salle à manger.
- Quoi que vous en disiez, monsieur Rouchy, ça vaut encore son prix.
- Bon ! bon ! reprit le marchand de meubles, j'en vends de meilleurs que ça et pour moins d'argent que vous n'avez payé. Est-ce tout ?
- Non, répondit M. Staffe, il y a encore une pièce.
Et il introduisit Rouchy dans une chambre tendue en perse bleue à fleurettes blanches garnie d'une commode, d'une armoire à glace, d'un lit en pitchpin et de deux causeuse ; un nid d'oiselle, bien pauvre, mais d'une fraîcheur éclatante, d'une attirante séduction.
Au mur, en face du lit, une bibliothèque étagère : trois rayons garnis de livres ; et sur la cheminée une potiche achetée aux magasins du Louvre, de laquelle un lis émergeait avec fierté d'une touffe d'héliotrope.
Le Juif, l'air gouailleur, détaillait cette retraite, essayant les fauteuils, fouinant sur la commode, sur le marbre de la cheminée, lisant à mi-voix le titre des volumes avec des intonations goguenardes, Rouchy murmurait :
- Pas cher... Pas cher... vous avez bien mal meublé votre colombe, monsieur Staffe.
- Eh ! eh ! ma fille s'en contentait, monsieur Rouchy, répondit M. Staff.
Rouchy haussa les épaules. Sans façon, il s'assit sur le lit virginal, chastement drapé, et dansa sur le matelas.
- Si elle s'en contente, c'est qu'elle n'est guère douillette, ricana Rouchy. Enfin !... Et combien voulez-vous de ce bazar ?
- Hum ! hum ! fit M. Staffe.
Et il compta sur ses doigts, supputant un à un les chiffres de son estime à mi-voix.
- Deux mille francs, dit-il enfin.
- Deux mille francs ! exclama Rouchy en se redressant brusquement. Y a rien d'fait.
- Combien offrez-vous donc ?
- Deux cents francs, répondit Rouchy.
- Deux cents francs ! deux chambres à coucher, un salon, une salle à manger et une batterie de cuisine !
- Ta, ta, ta, ta... un tas de vieilleries dont je ne tirerai pas trois cents francs au détail... Deux cents francs, pas un sou de plus.
- Mais...
- Si ça ne vous va pas, adressez-vous à mon voisin, vous verrez s'il est plus large.
- Donnez au moins cinq cents.
- Jam' de lav' !... Tout ce que je puis faire, c'est de régler comptant... sur le vu de la dernière quittance du propriétaire et si le terme est payé d'avance.
- Il est payé ! riposta orgueilleusement M. Staffe.
- Alors, affaire conclue ?
- Il le faut bien, nous partons dans une heure.
- Pour l'Amérique ? goguenarda Rouchy.
- Non, pour Toulouse. Une vieille parente veut nous avoir près d'elle.
Rouchy ne répondit pas. Il compta dix louis à M. Staffe.
- Dans dix minutes j'envoie mes hommes.
- Entendu.

*************

Annette était rentrée, en plein déménagement. A la vue de ces hommes qui bouleversaient la maison, elle avait ressenti un grand serrement de coeur.
Elle avait courut droit à son père, inquiète.
- Qu'est-ce donc ?... Quel malheur... Que veut dire ?
Et lui, redevenu radieux, l'attira dans un coin, et calma ses transes.
- Nous partons... une affaire impérieuse... Un malheur ! tu verras. Là-bas, nous nagerons en plein bonheur. Nous sommes riches.
- Riches ! répéta-t-elle, stupéfaite par la magie de cette fortune instantanée.
- Oui, riches... Je t'expliquerai tout cela plus tard, en route... Pour le moment tu n'as que le temps... Jette un peu de linge et des vêtements de rechange dans cette malle...
- Mais, elle ne contiendra jamais tout !
- Tout ? qui parle de tout ? Ne prends que ce qu'il faut pour un voyage de quelques jours...
Annette obéit tristement, navrée de voir ces vieilleries au milieu desquelles elle était née, s'en aller, brutalisées par les gens de Rouchy.
A présent la malle était pleine, fermée.
Le petit appartement vide montrait la nudité des murs aux papiers passés et lacérés dans une location de cinq ans.
Annette n'avait plus que son chapeau à mettre et son water-proof à prendre.
- Allons dépêchons ! disait M. Staff, qui devenait nerveux.
- Voilà, mon père...
Tout à coup la porte s'ouvrit violemment, et un homme entra.
- Monsieur Bertin ! s'écria Annette.
Sans lui répondre, M. Bertin sauta au collet de M. Staffe, s'écriant d'une voix haletante :
- Vous êtes un voleur... un voleur... un voleur !...
Il secoua M. Staffe comme un prunier, lui serrant durement la cravat au point de l'étrangler. Puis brusquement :
- Mes trois cent mille francs...
M. Staff, qu'il venait de lâcher, voulut dire un mot.
- Mes trois cent mille francs, ou...
Et il ajouta rudement :
- Les agents sont à la porte.
M. Staff ne répondait pas. Très pâle, il regardait M. Bertin avec des yeux fixes, striés de lueurs étranges, des yeux de fauves décidés à ne pas lâcher leur proie.
Affreusement angoissée, Annette s'approcha de lui. Et d'une voix douce qui tremblait :
- Vous avez pris trois cent mille francs à M. Bertin...
M. Staff demeura muet.
- Oui, mademoiselle, oui... il a guetté le moment... pour sûr depuis près de trois ans... C'est horrible, voyez-vous... il avait toute ma confiance... il tenait ma caisse... répondit M. Bertin.
- Rendez ! prononça durement Annette.
- Rendre !... Allons donc ! s'écria le caissier en se précipitant sur son patron.
Annette se jeta entre eux, répétant encore :
- Rendez !...
- Jamais.
- Soit ! dit-elle, c'est moi qui vais appeler les agents.
- Tu dénoncerais ton père !
- Je n'ai plus de père... et, heureusemetn, ma mère est morte.
M. Staff ne broncha pas. Il serrait convulsivement ses bras contre sa poitrine, comme pour défendre le produit de son vol.
Lentement Annette s'approcha de la fenêtre et l'ouvrit ; puis se tournant vers son père :
- Rendez !... ou sur la mémoire de ma mère, j'appelle.
Alors, blême, la rage au coeur, le fiel crevé, M. Staffe desserra son bras, déboutonna sa redingote, tira un gros portefeuille de sa poche et le tendit à M. Bertin. Celui-ci eut un cri de triomphe.
- J'échappe à la faillite...
Et il compta les billets, fièvreusement.
- Il y adeux cents francs de trop, dit-il à M. Staff. Les voici.
- Qu'est-ce que vous voulez que je fasse de ça ? répondit brutalement ce dernier en repoussant violemment sa main.
M. Bertin ouvrit la bouche pour répondre. Un sanglot lui coupa la parole. La fière jeune fille pleurait. Doucement il s'approcha d'elle.
- Mademoiselle... je suis sauvé, grâce à vous !... Votre père ne sera pas inquiété... Mais comme je ne puis le reprendre, si vous vouliez me le permettre, pour attendre des jours meilleurs...
- Merci, monsieur, dit-elle avec simplicité. Les deux cents francs qui nous appartiennent suffiront...
Et fléchissant les genous, d'une voix étranglée :
- Merci pour votre générosité envers mon père.

****************

A présent, ils étaient seuls. Le père farouche. La fille sévère et désolée à la fois.
Annette voulut parler. M. Staff lui jeta un coup d'oeil courroucé. Puis, oscillant sur lui-même, il s'effondra sur la malle, la tête entre ses mains, désolé.
- Père, fit doucement Annette en posant la main sur son épaule, du courage ! Il est des faiblesses qui se pardonnent...
- Ruiné ! Ruiné !
- Ruiné ? reprit-elle, nous n'avions rien.
M. Staff eut un ricanement lugubre.
- Ni avant, ni après.
- Si dit-elle, il nous rest l'honneur.
M. Staff releva la tête.
- L'honneur... et deux cents francs... Triste blague ! J'aime mieux trois cent mille francs.
- Père, je t'en supplie...
- Tais-toi... Tu es cause de tout. Sans toi ! je le tuais et  nous avions le temps de partir.
- Oh ! fit-elle.
Et elle tomba à ses genoux, suppliante, le priant avec des larmes et des explosions tendres ; mais lui, de plus en plus farouche, la repoussait avec des violences croissantes, son reproche à la bouche : L'honneur, une blague...
Une blague ! Elle priait toujours. Elle cherchait à l'embrasser étroitement. A la fin, féroce, il la repoussa si rudement qu'elle tomba.
Lorqu'elle se releva, du sang coulait de son front. Elle revint près de M. Staff.
-Une fille pardonne à son père, j'ai pardonné.
- Grand merci.
- Mais une honnête femme ne consent pas à porter le nom d'un voleur.
Monsieur Staff ricana.
- Non, jamais ! dit Annette en marchant droit à la fenêtre. Non, jamais !
Et d'un élan violent, elle s'élança en murmurant :
- Ma mère !
Il y eut en bas un grand bruit mat.
Annette était morte.

Henri MONET

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