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Des contes et légendes
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16 avril 2008

L'histoire du sufficit

Ce devait être peu avant le jour de l'orage sous le moulin, Monseigneur faisait sa tournée pastorale. Il allait à Ambert où tous les curés des environs l'attendaient pour la confirmation, quand ; sur le grand chemin, au lieudit Chez-Servy, une roue de son carrosse se rompit. Les chemins d'alors n'étaient pas ferrés et unis comme ceux de maintenant : des bourbiers où l'on enfonçait jusqu'au moyeu et des pointes de rochers à s'y rompre le col.
On alla quérir le charron du Monestier. Le temps passa, midi approchait ; il fallut que Monseigneur montât pour y aller dîner au village qui dominait sur la butte.
M. le curé se trouvait à Ambert pour la cérémonie, Monseigneur arrivant ainsi, c'était pour la servante le feu à la cure. Elle court tout effarée chercher le magister. Mon Barthélemy vint dans un grand trouble, toucha la main que le prélat lui présentait, ignorant, bonnes gens, qu'il lui fallait baiser l'anneau - "Il ne voit pas souvent des évêques, le bonhomme", fit Monseigneur à son grand vicaire - mais tourna son compliment de si naïve façon qu'il lui fut souri très indulgemment.
- Ne soyez point en soin. Je suis plus que satisfait d'un si bon accueil. Pourriez-vous seulement nous faire préparer un frugal repas ?
Barthélemy salue, s'en va conférer avec la gouvernante plus effarée que jamais à l'idée de préparer le dîner de Monseigneur. On décide de faire appel aux talents de Poule-Courte, qui demeurait porte à porte.
Elle arrive, pointant au bout de nez fouineur au mitan de sa face de pleine lune et, prenant de l'importance, calcule toutes choses. Finalement, elle propose de faire sauter une omelette, de rôtir un poulet, d'ajouter à cela un fromage de chèvre, et pour le fruit, des poires tapées et des noix sèches. Barthélemy va en porter les paroles au prélat.
- Mais cela va, cela va très bien. Une omelette, un poulet, du fromage, des noix et sufficit. (Cela suffit en latin)
- Eh ? Monseigneur, plaît-il ?
- Et sufficit répète Monseigneur avec un sourire.
Le magister de faire un salut bien profond et de retourner à la cuisine.
- Quoi ? qu'est-ce qu'il y a ? Monseigneur n'est peut-être pas content ?
- Il est content, pauvre Dorothée, seulement il demande encore du sufficit.
- C'est plus d'une fois que j'ai préparé des dîners d'évêques, de marquis et même de maréchaux des logis chef, dans de grandes maisons où je faisais une telle cuisine que les voisins se nourrissaient en léchant les murs. Jamais, au grand jamais, personne ne m'a demandé du sufficit. Au demeurant, c'est du latin, cela : les femmes n'ont pas à mordre au latin. Ca vous regarde, Barthaut : allez me quérir ce sufficit ; je l'accommoderai, en sauce ou autrement, si bien que rien plus.
Barthélemy ne savait déguiser nulle chose, même quand il y allait de son intérêt. Il confessa ignorer tout du latin, ce qui le fit mépriser de la Poule-Courte. Celle-ci le poussa hors de "sa" cuisine, lui répétant qu'il eût à satisfaire Monseigneur.
Le pauvre maître d'école sortit sur le coudert (la place) en se vouant à tous les saints du paradis. Enfin, il eut une inspiration : "Gaspard sait le latin comme celui qui l'a fait. Il me tirera de peine !" Un des gamins qui jouaient au saute-l'âne sur la place part tout courant pour le bourg de Saint-Amand, lequel n'est pas à trois quarts de lieue du Monestier par la traverse.
Gaspard arrivé, le magister lui déduit la chose sur le coudert même, le regardant avec les yeux qu'on fait à un homme qui tient votre salut dans sa manche.
- Quoi, c'est là que le bât vous blesse ? C'est pour ça que vous me faites venir si grand train de chez moi où j'ai laissé des pois au lard sur la table ? Un sufficit ? Sachez que c'est une queue d'âne, et ne me tarabustez plus la cervelle.
- Une queue d'âne, mon enfant ? Monseigneur peut-il avoir affaire d'une queue d'âne ? Comment veux-tu ?...
- Que vous êtes bon ! Est-ce à vous de savoir le pourquoi de la chose ? Il doit vous suffire que Monseigneur l'ai demandé. La soumission, l'obéissance ne sont-elles pas de toutes les vertus les plus recommandables ? Je m'en doute qu'il veut justement voir si vous lui obéirez sans réflexion.
Sur ce chapitre il prêcha si bien que, bientôt, le magister s'inquiéta seulement de se procurer la queue requise.
- Hé, n'y a-t-il pas là l'anichon gris de la Poule-Courte ? Tandis qu'elle fricote, je m'occupe de la bourrique. Puis vous mettez le sufficit dans un grand plat de faïence à fleurs, le plus beau que vous puissiez trouver, vous l'apportez vous-même sur la fin du repas, couvert d'une serviette blanche, et voilà Monseigneur content de son bedeau !
Tout alla de la sorte. On dressa le couvert fort proprement dans la salle à manger dont les fenêtres donnaient sur la verte allée d'Ambert, pays d'agréable représentation où la Dore fait cent tours parmi les prairies et les bocages au pied des belles montagnes. L'omelette était dure comme une couverture doublée ; le poulet, un coq d'assez mauvaise vie, pour avoir trop couru sur la place, coriace comme un vieux corbeau. Monseigneur achevait de casser quelques noix poudreuses quand Barthélemy apporta le plat qu'il découvrit avec révérence.
- Qu'est-ce là ? demanda Monseigneur en considérant la queue d'âne.
- C'est le sufficit, Monseigneur. Votre Grandeur me pardonnera si la queue n'est pas plus grosse ; il n'y a pas beaucoup d'ânes en nos petits pays.
Ce disant le pauvre regardait humblement du côté du grand vicaire, lequel sautait tout cramoisi sur sa chaise ; sans doute parce que le sufficit n'était pas de ces beaux, de ces grands... Mais Monseigneur, devinant la simplicité du bonhomme, apaisa d'un geste son compagnon. Il fit asseoir le Barthaut près de lui et le confessa si finement que le pauvre déballa tout le paquet. Et quand Monseigneur se leva pour partir, il se dit charmé de ce naïf entretien.
- Vous ne savez pas le latin, mais ne regrettez pas de n'avoir point cette science. Je vous donne ma bénédiction de grand coeur, et, de retour à Clermont, je vous enverrai un petit souvenir.
De fait, un mois après, Barthélemy reçut un ballot par le roulage. Et quand l'ayant ouvert, il y trouva des livres, - il avait dit à Monseigneur sont goût pour la lecture,- il fut le plus surpris et le plus ravi des hommes.

Henri POURRAT - "Gaspard des Montagnes"

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